Lettre à un Écrivain vivant
Monsieur Homère,
Bonjour.
Je viens de terminer la lecture de votre roman d’époque L’Odyssée et ce n’est pas pour embêter personne ou, passez-moi le mot, pour faire des reproches, mais j’aurais des remarques. Non pas que je considère que j’ai des choses à vous apprendre — l’ami qui m’a passé votre roman d’époque en édition de poche m’a dit et je cite : « Voilà un maître, Réal » (je m’appelle Réal) —, mais il y a à mon avis toujours place pour l’amélioration, sans compter que rien ne vaut une bonne critique constructive. C’est d’ailleurs ce que je vise chaque jour en tant qu’éducateur (je suis éducateur). Le progrès est toujours souhaitable en tout, je veux dire de façon générale, et aussi dans les arts, même si je m’y connais là aussi seulement dans les grandes lignes. Et j’ajouterais qu’il est bien dommage qu’on ne parle pas plus de cette matière, je veux dire le progrès, à la télévision, dans un but de pédagogie civique.
Donc, je veux vous entretenir de trois épisodes de votre roman qui en sont comme les charnières ouvrières. Je précise d’emblée que j’ai bien compris que vous faisiez une allégorie, voire une critique, de notre réalité d’aujourd’hui, qui est spécifique, en passant par les mythes de la Grèce du temps jadis. Et je dis bravo, de façon générale, à votre travail très fouillé qui permet de suggérer plus tout en ayant l’air de raconter des histoires. Mais je dis aussi tout de suite attention à ces histoires, car elles disent plus précisément.
Voilà, et maintenant, revenons à nos moutons, qui sont, comme j’ai déjà précisé, au nombre de trois:
1. Calypso la déesse
2. Le massacre de la fin
3. Le chanteur Démodocos
Tout d’abord, je comprends qu’il existe une liberté quand on est écrivain, mais je pense qu’ici — l’épisode avec la déesse au chant 5 — vous allez peut-être loin. Ulysse, votre héros, même si vous le présentez comme un homme vulnérable, me semble surtout et avant tout avoir un ego surdimensioné et être, passez-moi le mot, passablement macho. L’amour de Calypso, chez qui il habite, est un amour vrai (elle le dit d’ailleurs en toutes lettres au dieu qui vient lui ordonner d’oublier Ulysse). Vous remarquerez donc qu’il n’y a que des hommes dans ce passage: deux dieux plus Ulysse contre une seule femme. Je ne peux pas m’empêcher de voir dans cette lutte inégale une sorte de coalition contre l’amour d’une femme qui dit les choses sans les cacher. Et pourquoi Ulysse veut-il partir? C’est son droit, bien sûr, mais j’ai analysé ce passage et je peux répondre qu’il veut s’en aller pour des raisons de pouvoir.
À l’amour de Calypso (non dénué d’avantages pour lui en plus), il préfère le pouvoir. C’est là une façon d’affirmer sans en avoir l’air que l’amour est de moindre valeur que le fait de régner. Et en plus il s’agit d’un pouvoir de type monarchique (le héros veut redevenir roi de son île) ! Je suis heurté, passez-moi le mot, en lisant des choses comme celles-là. C’est une œuvre de fiction, d’accord, mais il n’en reste pas moins que c’est discutable et assez louche, voire anti-démocratique. Et c’est triste aussi, car Ulysse a tout pour être heureux et il ne l’est pas. On dirait un enfant gâté, ce que vous dépeignez d’ailleurs très bien en le faisant pleurer devant la mer.
Évidemment, on peut le défendre en disant qu’il veut revoir sa femme, Pénélope, ce qui se comprend de la part d’un mari, mais Ulysse est infidèle ! Il partage la couche de la déesse ! On ne sait plus trop s’il l’aime vraiment, sa femme. Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’il profite largement de la situation. Et il se plaint! Il me semble ainsi peu reluisant sur le plan des valeurs. Je suis, comme je le disais, éducateur, et en tant que tel j’essaie d’enseigner les bonnes valeurs aux jeunes que j’ai sous ma responsabilité. Je m’empresse donc d’ajouter que votre héros ne peut être qu’un mauvais modèle pour les jeunes, qui vont croire qu’il est bien de vouloir être le maître de façon non-démocratique même si je sais qu’il s’agit dans votre cas de fiction et que peut-être vous n’adhérez pas aux valeurs que véhicule ce passage pour le moins, passez-moi le mot, osé. Enfin.
Cet épisode de la déesse est aussi selon moi à mettre en rapport avec la fin de votre roman quand votre héros, Ulysse, massacre tous les jeunes gens qui font la fête chez lui en essayant de coucher avec sa femme. Là encore, on voit vite que c’est critiquable. Parce qu’un des jeunes lui propose, pour régler l’affaire à l’amiable, de lui rendre tout ce qui lui a été pris et de lui verser même un dédommagement. Mais Ulysse refuse. Il ne revient pas pour reprendre ses droits sur ses biens donc. Il y a plus. Et c’est là que je dis attention.
Pourquoi refuse-t-il l’arrangement ? Parce qu’il trouve que les jeunes ont été insolents. Et c’est pour cette raison qu’il veut les tuer. Nous vivons des temps troublés, je vous le rappelle, des temps où règne la vengeance. C’est pour ça que, si on omet la part de fiction de votre roman, votre œuvre me semble critiquable. Je suis contre les représailles des Américains contre les Arabes, même si je comprends que les Américains doivent réagir. Je sais aussi qu’il y a une différence avec votre roman, puisque Ben Laden n’habitait pas aux États-Unis et que Bush n’avait pas à reconquérir le pouvoir, n’étant pas parti de son pays. Il reste qu’il y a de la vengeance dans la réalité qui est la nôtre tout comme dans votre roman, et qu’elle est encouragée dans l’épisode dont je parle.
Mais je laisse ce sujet, car je me dis que vous n’avez pas voulu faire un traité de politique, même s’il y a de la politique dans votre roman. C’est uniquement la vengeance, je le répète, qui me fait, passez-moi le mot, lever le sourcil. Parce que tout cela suggère quelque chose, de façon plus large: c’est pour se venger qu’Ulysse repousse l’amour de Calypso. Ce que vous affirmez, en bref, c’est que reprendre le pouvoir en se vengeant est plus important que l’amour vrai qui ne se cache pas pour aimer. Et j’ai aussi presque eu l’impression — mais là c’est peut-être subjectif de ma part — que l’amour de la déesse était au fond comme les jeunes gens qui font la fête chez Ulysse. Dans les deux cas, le héros est faible et dépassé par les événements. Quand il rentre chez lui à la fin, il est d’abord déguisé en sans-abri et il est dans une position assise près de la porte (il était aussi assis devant la mer dans l’île de Calypso). C’est pour le moins troublant, mais ce n’est peut-être qu’une impression. Je ne peux cependant m’empêcher de me demander quelle conception de l’amour vous avez. Il y a là pour le moins une sorte de méfiance, et même de réserve.
Et je comprends mal pourquoi Ulysse est à ce point sensible à l’effronterie. Si, moi, pour ne prendre que mon cas, je devais sévir avec autant de violence avec les jeunes qui me sont confiés, il ne resterait vite plus personne sous ma responsabilité. Je m’efforce constamment en tant qu’éducateur de parler aux jeunes, d’établir avec eux un dialogue pour en faire des êtres qui sauront règler leurs problèmes de façon pacifique dans un esprit démocratique et sans vengeance. Il est vrai que, pour Ulysse, il y a Pénélope qui complique les choses. C’est toute la question de l’amour dans votre roman. Et peut-être auriez-vous gagné à séparer ces deux catégories — l’amour et la politique — dans votre L’Odyssée. C’est là ma principale critique et c’est sur ça surtout que je voulais attirer votre attention.
Ce qui m’amène à mon troisième point, le plus court, qui sera aussi ma conclusion. Ce que je viens de dire de la politique dans votre récit, qui est comme une sorte d’irréalisme politique, est peut-être lié à ce que vous dites de l’art en la personne du chanteur (aède — je ne connaissais pas ce mot) Démodocos, qu’Ulysse entend chanter chez les gens qui l’accueillent après qu’il a abandonné Calypso. J’ai été très étonné de lire qu’un homme puisse raconter l’histoire de la guerre où Ulysse a combattu sans y avoir été. En plus, il est aveugle! On ne sait pas d’où il tient l’histoire qu’il raconte. Il y a là quelque chose de choquant, d’autant plus que la seule explication qui reste à la fin c’est que ce chanteur connaît des faits qu’il n’a jamais vus parce qu’il a un don accordé par le ciel. Le divin ! On a l’impression qu’il y a un rapport entre lui et le divin! Ce qui, encore une fois, va dans le sens anti-démocratique que je signalais précédemment.
Je demeure persuadé qu’il faut avoir vu les choses pour pouvoir en parler. Ce souci de réalisme est la moindre des choses et une preuve de respect. C’est aussi, conséquemment, une façon de cultiver l’esprit démocratique dans un esprit non clérical. Mais ça reste un point mineur pour un roman, je me dis.
Et voilà qui met fin à ma lettre que vous lirez avec appréciation j’espère, car c’est dans cet esprit que je l’ai écrite. Et bonne chance pour la suite !
Bien à vous,
Réal Sanfaçon
Éducateur
© Réal Sanfaçon
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