Dans les Pommes
© Annie Dufresne
J’ai tué ma sœur Adèle. À mon âge, on fait de ces choses spontanément. Un beau cahier m’a été donné pour écrire mes pensées, « pour vomir mes mots », comme dit maman. Elle est drôle, la mère douleur. Quand elle vient m'voir, j’imagine son ombre courbée, qui cherche appui contre les murs. J'me raconte qu’elle est un chat venant visiter son p'tit rat. Elle avance lentement à travers les couloirs, l'visage creusé des pleurs qu'elle morve d'un bon coup dans son mouchoir. Il faut dire que les chats, ça crache. En jaquette, le cul à l'air, je l’attends en faisant craquer mes doigts. Pour faire des brèches dans l’ennui, y’a rien comme la visite. Parce qu’ici, c’est pas tout à fait Disney Land. Des taches forment des images sur les cloisons. On dirait des soldats de fusain en pleine guerre bactériologique. Y’a aussi des bottines sur l’échafaud quand y faut ôter les crottes de moineaux aux fenêtres. Sinon, l’hôpital, c’est mortel. Mais, dans l’fond, j’peux pas trop plaindre. J’suis pas ici pour me distraire, mais bien pour préparer mon poil d’hiver. Shhhhh ! V'là maman. J'l’entends, j'la reconnais à son pas. On dirait qu'ses pieds marchent dans des mitaines. Elle avance, l'bras tendu vers la poignée. Allez, dis-lui d’un air joyeux qu’aujourd’hui t’as fait des dessins, ces trucs d'adolescents attardés dont aiment bien entendre parler les vieux.
Ma sœur Adèle m'plaisait. Ses cheveux roux s’enroulaient autour de son cou comme une queue annelée. L'rouge, c'est ma couleur préférée. L'rouge du feu, d'la rouille et l'roux des boucles d'Adèle que j'avais coupées et que j’viens de coller dans mon nouveau cahier. Ouaip ! Tout ce qui est rouge, j'adore. Sauf la rougeole. Quand on a appris que j’avais tué ma soeur, on m’a traité d’rat. Qu’importe, un rat c’est joli. J'en connais des tas. Y'a l'rat musqué, l'rat sauteur, l'rat-taupe, l'rat d’eau et l'p'tit rat des bois. J’en oublie peut-être. Comme eux, j’ai différents visages selon l’occasion : celui de l’école, maquillé d'curiosité, celui d'la punition, qui est c'ui même d'la soumission, et enfin, le masque d'la famille. J’dirais que c’est sous c’dernier que j’excelle. J'peux tous leur ramollir le cœur, d'la mémé à l’oncle Roger. Y'a qu'à me tatouer des expressions de piété dans l'fond d'la pupille et sur l'pli d'front. Le professeur de sciences nat. disait que j'étais une encyclopédie vivante sur les rongeurs. Ça m’valait bien quelques taloches de la part des nuls d’la classe. Mais, les bleus, c’est pas ce qu’y a d’plus douloureux. Comme si l’mépris était une maladie transmissible, toute l’école s’est mise à m’narguer. À la café., j’les voyais faire de grands détours en s’pinçant le nez. J’restais seul devant mon Jello vert. J’suis devenu minuscule, assez p’tit pour pouvoir me hisser dans un trou de souris. Personne ne pouvait s’imaginer alors qu’un garçon comme moi avait assez de caractère pour tuer sa sœur aînée.
Ça vraiment commencé quand à l’école on m’a choisi comme brigadier. « Faut lui donner un peu de personnalité ». Mon travail s'était d'faire respecter l’ordre dans les corridors, le gymnase et les toilettes. Aucun cri, aucune chamaille. C’est comme ça que la p'tite population d'l'école a été tranquillement livrée à la terreur. J'mettais un carnet sous ma casquette et, dès qu'un malin grouillait, j’le tirais pour y inscrire son nom. Puis, est venu le jour où j’ai hériter d’un beau sifflet tout brillant. Ce fut une révélation. La première fois que j’ai soufflé dedans, j’ai senti quelque chose s’élever… dans ma tête comme dans mon pantalon. J’régnais sur l’école et sifflotais sur l'rythme d'mes propres pas. Mon sifflet, c’était une deuxième façon d'respirer. Une armée de consonnes sifflantes occupaient les corridors. Le directeur disait à ce sujet : « à c'tapage, on s'demande s’il fait son devoir ou s’il n’en profite pas peu pour transgresser toutes les règles du silence ». On s'en plaignait d’ailleurs à maman. « À c'que j'me laisse dire, tu siffles toujours, mon crapeau », grognait-elle à mon retour à la maison. « C’pour garder la cadence », que j'lui disais en tapotant mon instrument. Ma mère ne pouvait pas comprendre qu'au-delà du sifflet, c’était l'pouvoir qui m'intéressait. J'aspirais et inspirais à gouverner. Un jour, elle sortit une trompette roulée dans du papier journal et me dit mi-mot, mi-soupir : « tu entreras dans la fanfare aux côtés d'ta sœur Adèle. Comme ça, tout l'vent d'ta bouche s'perdra plus aux quatre coins des corridors. Et, avec un peu d'chance, marmonna-t-elle, tu t'feras un ami. »
Le psy a expliqué à maman que, comme pour tous les garçons d'mon âge, le langage d'mon affection se traduit en taquinerie. Mais dans mon cas, ça dégénère parfois en violence. Puisque j’aimais ma sœur, j'voulais lui faire du mal. Mais les docteurs ne savent que ce qu'ils lisent et pas toujours ce qu'ils disent. Moi j'pense qu’Adèle était juste trop belle pour battre dans un cœur vilain comme le mien. Et puis, j’ai pas toujours été amoureux d’elle. Au départ, j'la voyais simplement comme une sœur à torturer. Mais, au fil de l’été, ses formes et les événements ont bien changé. Avant, Adèle était geignarde comme un chiot. Après, elle s’est transformée en fleur. Des pétales colorés avec du fard bleu papillonnaient sur ses grands zieux. Maman, en parlant d' moi, a dit : « Adèle a été le champ d'son désir et la pâture d'sa méchanceté. » J'pense qu'elle voulait juste dire qu'j’ai été vache. J'sais plus trop. On court au bout de ses phrases toutes faites et à l’arrivée, on ne se souvient plus où elle a voulu commencé. Quand j’ai vu Adèle avec mes yeux tout neufs, c’était l'jour du spectacle d'l'a fanfare donné dans la rue. « Pour une bonne représentation, il faut du beau temps et un peu d'talent », disait notre moniteur de musique, tout excité. Au moins, y' avait du soleil tout plein l'ciel.
La fanfare roulait dans la rue. Sous mon grand habit d'laine, j'marchais en levant haut les genoux, en suivant la cadence. Même si ma bouche était toute sèche, je soufflais très fort dans l’ouverture d'ma trompette. À m'fendre jusqu'aux palais. Dans ces moments-là, ma sœur disait que je jouais comme si j'faisais du bouche à bouche à un instrument mourant. « On dirait que la trompette espère reprendre son propre souffle », a disait en s'moquant. Les trottoirs étaient pleins d'monde si bien qu'la rue devenait d'plus en plus p'tite. Les rangs d'la fanfare se resserraient et moi, dans mon tricot, je tombais goutte à goutte. Le soleil siphonnait mon dernier refrain.
Les premiers temps, j'voulais que me distraire en agaçant ma sœur. J'mettais des cailloux sur le pavillon d'ma trompette et, d’un p'tit coup sûr, les faisais voler dans les airs. Puis, j'reprenais une poignée d'cailloux et, cette fois, j'les lui tirais un à un derrière la tête. Quand j'sentais qu’elle se tournait, j'm’immobilisais. J'tapotais ma trompette ou reboutonnais ma veste. Dédèle était cymbalière. N’ayant que quelques percussions entre nous, je pouvais l’espionner comme il fallait. À la troisième roche derrière la tête, elle s’écriait : « Ça va pas la morue ? Non mais, qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter un frère pareil ? » Outre ses mots doux, ce qui m’attirait chez Dédèle, c’était ses grands seize ans et, semblables à des cymbales, ses cuisses d'bronze rondes qui se frottaient l’une contre l’autre. Adèle a été mon choix et, comme a dit le curé, j’ai été sa croix. Il avait dû lire ça qu'q'part.
J'croyais qu’Adèle m'souriait. Heureux, j'lui rendait. Le hasard nous avait réuni sous le même nom et il était temps qu’elle en fasse son affaire. Dès qu'le garçon du banc derrière le mien s’était levé, j'm'étais aperçu que ce n’était pas pour son p'tit frère que ses longs cils battaient. J’étais méchant, mais pas trop bête. Au sortir d'l’autobus, j’pris une course jusqu’à la maison. Devant la porte de l’entrée d'la cuisine, j'guettai nerveusement son arrivée. Maintenant qu’elle était à deux doigts d'la poignée, j'me dépêchai d'verrouiller. Elle sautillait devant la porte, passant des rires à la colère. Ses bras découpaient l’air puis, retombaient le long d'son corps. De mon côté, j'secouais la tête pour lui montrer qu’elle n’était pas prête d’entrer. « Je vois que la malice ne se mesure pas à la taille, espèce de petite pomme », criait-elle au travers la porte. Sa voix était jolie, c’était comme si une petite rigole de pouding coulait dans l'fond d'la gorge.
Ça m’avait pris une année complète pour être vraiment habile avec mes méchancetés. Un jour, ma classe fut intégrée à celles des autres secondaires pour participer à la cueillette de pommes. J'trépignais à l’idée d'suivre toute la journée mon Adèle et ses amies. J'm’étais levé dès six heures du matin tant mon cœur boxait ma poitrine. Les crêpes d'Adèle avaient le temps d'se décomposer dans le sirop de bleuets avant que se fasse entendre la sonnerie de son réveille-matin. Deux crêpes comme des yeux au beurre noir. J’étais heureux, davantage encore, d'la voir descendre l’escalier portant mon vêtement préféré : sa salopette de jeans à grandes poches.
Le trajet d'l’autobus semblait très long, mais ça valait la peine. Une fois sorti, y'avait plus d'bon air que mes poumons pouvait en prendre. C'était froid dans le front, comme lorsqu'on prend une sacrée grosse gorgée de slush. Des dizaines de chevaux couraient autour des clôtures, se déliant les muscles dans l'champ voisin. Cette année-là, trop occupé à me masturber, j’avais oublié de grandir. Vu ma courte taille, ma sœur et ses amies m’avaient accolé le surnom de « pomme de reinette ». Six pouces sous les autres, il m’était difficile de suivre ma sœur sans qu’elle ne tente de me chasser, d'me ridiculiser. Mais, j'les suivais de loin. J’attendais le bon moment pour attaquer. J'traversai le champ et allai rejoindre les chevaux. Leur présentant une pomme, j'les attirai jusqu’à la clôture qui bordait le verger. De loin, je voyais Adèle, seule et penchée sous l’ombre d’un arbre. Les deux sacs qu’elle soulevait avec peine étaient remplis de pommes jusqu'au rebord. À pas d'souris, je m’suis approché d’elle en disant : « Eh Dédèle, arrête d'bourrer tes sacs ; y vont percer, bordel ! T'es tellement séraphine que tu pourrais aller jusqu'à remplir les poches d'ta salopette ! » Elle m’a fait une grimace, et, tant pour flatter son côté économe que pour me narguer, elle a truffé son habit d'fruits.
Pour un cœur vilain, une pomme et un cheval ne font qu’un. Avant de repartir vers le bus, j’ai invité Adèle à flatter l’étalon qui se tenait près de la clôture ouverte d'un coup de pierre par vous savez qui. Pauvre cheval, il avait galopé toute la journée, il était affamé ! Il a bousculé ma sœur pour aller chercher les fruits dans ses poches. Adèle, affolée, s’est mise à crier comme un écureuil traumatisé. Le cheval a rué et ma sœur était maintenant allongée sur le dos. Je me suis accoudé sur l’un des piquets de clôture et j’ai croqué dans une Lobo bien juteuse. Un beau spectacle que ces deux orbites synchronisés sur les mêmes pommes éclatées, épépinées. Du rouge. La joie m'envahit et je me pris à chanter : « Pomme de reinette et pomme d’api, petit tapis... »
Je suis à l’hôpital où maman est venue me rendre visite. Le psychiatre veut encore me garder. J’suis fait comme un rat.
1 commentaire:
Crois- tu vraiment que prendre une forme de langage hachuré puisse donner plus de qualité à ton texte... Je ne suis pas certain.
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