J’abuse
Même la pensée (la réflexion) ne s'achève en nous que dans l'excès. Que signifie la vérité, en dehors de la représentation de l'excès, si nous ne voyons ce qui excède la possibilité de voir, ce qu'il est intolérable de voir, comme, dans l'extase, il est intolérable de jouir ?
(Georges Bataille, Préface à Madame Edwarda.)
Je ne comprends pas encore très bien comment je me suis retrouvé ici.
J’étais dans une halte routière et je n’avais plus envie d’entendre les bruits de la route, les bruits du monde. J’avais envie de devenir sourd. Ma musique se joue fort, très fort, pour être sûr de ne pas entendre les conneries ambiantes.
Je faisais tourner mes tapes de Paris au travers des chants des oiseaux de Gould, des cris de fou de mon ami Boris et de l’enregistrement pirate que j’ai fait des hurlements des scies et des grinders contre le métal dur et froid des percussionnistes fous d’Einsterzende Neubauten. Beat box full speed, volume à onze, la tête entre les speakers et les tympans qui font mal. Ça marche à tout coup. Les sons lavent mon âme de ces pensées morbides dont je suis capable. Les images noires finissent par mourir.
Amour, art et aspirine ; bière, baston, baise ; cul, cœur, calva ; dragons, Doisneau et dose ; épatement, extase et efforts ; fatigue, fête et femmes ; gais, Giulletta et Garcia Marquez ; haschich, hiver et hôtels ; image, imaginaire, illusion ; joie, jouissance, Johnny ; kilomètres, Kusturica et Kamouraska ; mangas, Manhattan et Montréal ; nanas, Nietszche et une certaine Natasha… après nous ne disons plus rien…
Nous fumons des joints et de temps en temps nous nous en envoyons une petite dans les sinus. Raisonnablement. Pas trop quand même, ce soir c’est la fête. Lhali a promi des filles et il y en a. J’ai besoin d’amour.
Ça danse du ventre comme dans un harem depuis une heure. Je suis tellement stone que j’ai peur de me lancer. Une jolie vietnamienne remarque que je la mate. Elle se plante en face de moi et me tends les mains, louvoyant de la hanche sur un raï de Chaleb. Je la suis.
Elle guide mon corps engourdi dans le rythme magnifiquement voluptueux de la musique. Quand je prends de l’assurance, ses mains glissent le long de mes bras et elle se rapproche de moi en ondulant.
J’ai une main derrière son dos, l’autre sur son épaule. Nos bassins tire-bouchonnent en choeur et nos yeux sont visés les uns dans les uns.
— Tu danses bien pour un Québécois.
— D’habitude c’est moi qui mets la musique.
— T’es DJ ?
— Ouais.
— Ça m’intéresse.
— Ça t’intéresse ?
— Oui.
— J’ai le même disque dans mon camion.
— Go.
Elle m’a virevolté autour pendant des heures comme un oiseau mangeur de poux sur la tête d’un hippopotame. Je l’ai soulevée et tenue en équilibre, elle est montée sur moi, j’ai été derrière et devant, debout,assis, à genoux, couché, côte à côte.
J’ai perdu le nord.
Le lendemain j’ai pris l’avion et je suis rentré à Montréal.
Mon camion est garé dans une cour chez un ami d’un ami quelque part dans le Jura.
Tout le monde se demande ce que je fais, de quoi je vis, d’où je viens et où je vais. Je ne fais rien, ciboire. Et je me crisse de tout le monde ! Je vis pas, je viens pas, j’me r’tiens tabarnak! Il n’y a rien à faire aujourd’hui qui soit plus intéressant que ce que je pourrai faire demain. Après-demain, demain sera hier…
J’abuse de Montréal. Tout y est facile et personne ne s’en rend compte, parce que personne n’a assez manqué de rien ici depuis trop longtemps. Je me prélasse sans rien faire depuis trois mois dans le ventre de Montréal ma mère. Mon présent est vide et je ne trouve plus l’énergie pour avoir envie d’avenir.
Des soirs je suis portier dans un bar. Ça me donne une ostie de belle justification pour casser des gueules. Je suis aussi DJ dans un autre bar mais ça me fait chier, j’aime mieux les sound systems sauvages que je fais à partir de mon camion. Mais mon camion est resté en France… J’en ai donc acheté un autre, un camion de lait, que je remplis de musiciens, d’instruments, de lits et de filles, le temps de me ramasser assez d’argent, soit pour retourner l’autre bord, soit pour m’acheter un système de son que je pourrai installer dans mon camion ici et pis dire d’la marde la France.
La semaine passée, je suis allé récolter des pommes à Frelishburg.
J’ai recommencé à me poudrer le nez. Le cartilage entre mes narines commence à user. Je commence après le café sinon les matins ne seraient pas possibles. Le reste du temps je me laisse pousser dans le cul par la nécessité. Mes amis ne me laissent plus jamais seul. Ça adonne bien, j’ai de plus en plus peur d’être seul. Je traîne avec des théâtreuses alors que je rêve de grosses blondes à truckers et de cochonnes de farmers. Je suis envahi par des junkies finis, des punkoïdes cybéromanes aux clitos percés et j’avoue, il m’arrive même de lécher des chattes d’universitaires.
Le jour, je fourre une actrice maigre et blonde qui s’appelle Monique. Elle sent le parfum cheap et elle se smacke la gueule en jouant dans une troupe de théâtre pour enfants. Avec ses amis straight qui ne savent pas qu’elle se shoote, elle fait une tournée pathétique des écoles primaires anglaises dans le West Island. Moi, je les aide à monter, à démonter, à transporter et à s’organiser.
Travailler, rire, boire, se tenir éveillé. La poudre me speede et m’empêche de me laisser tomber. Je fais tout en même temps.
La nuit, j’aide la petite Suzanne, une punkette rasée et cokée jusqu’aux yeux, à transporter des bands punks. Je bois et je sniffe dans les chiottes, je dors à peine et au petit matin je vais chercher Monique et les autres acteurs. Je ne me couche jamais sans voir le jour pointer ses lames bleues entre les vapeurs noires de la nuit.
À huit heures tous les matins je suis dans une école primaire et j’installe un décor en plywood. Je prépare la loge, je trouve du café et ils me paient pour ça. L’air de rien, ils paient mon camion, la bouffe et l’alcool. La poudre s’autofinance. Entre deux représentations, il m’arrive de sauter Monique dans les toilettes d’une ou l’autre des écoles primaires qu’on visite. La poudre, c’est du médicament pour vivre plus vite, pour dormir moins.
Hier je me suis regardé dans un miroir de chiotte pour enfants et je n’ai pas aimé ça. Je me suis trouvé moche et ridicule. Je traîne, plus de force, me sens faible et grognon la pompe à zéro pression un piston me cogne dans le ventre la gorge qui goutte le sang quand je tousse je vois des étoiles et avant de m’évanouir j’entre dans le cabinet. Je prépare une toute petite ligne, toute fine. Au moment de la sniffer, j’entends la porte de la salle des toilettes s’ouvrir et je comprends que Monique vient me rejoindre. Je lui en prépare une grosse sans nettoyer le dessus du réservoir, je jette le carton vide et je flushe. J’ouvre la porte pour la laisser entrer.
Un petit garçon tout mignon me regarde d’en bas. Il attend pour faire pipi. Je lui souris jaune. Je passe ma main sur le blanc du bol et je lèche devant l’enfant qui grimace. Je passe devant le miroir et je me trouve encore plus dégueulasse. Il est 8h00 et le petit garçon va faire pipi. Je viens de me lécher une ligne devant lui.
Je me glisse entre les doigts.
J’ai envie de bonheurs simples.
Je me déteste.
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FAX
À : Hugo Pelletier
De : Fabrice Marcin
Télécopie : 00 1 514 528-0990
Date : 5 octobre, 1993
Téléphone :
Pages : 2
Salut Hugo,
J’ai rencontré un pote à toi ici. Il s’appelle Alain et il fait le clown dans la rue. Il essaye de faire rire les enfants... C’est lui qui m’a donné ce numéro pour t’envoyer un mot. J’espère que ça va le faire.
Il y aurait tellement à dire que je ne sais plus parler. Je travaille pour le CICR. Je conduis une jeep avec une croix rouge dessus et je transporte des dignitaires et des observateurs sur les sites des massacres.
Hier matin, nous sommes tombé sur une femme croate qui venait de se faire éventrer. On lui avait arraché son bébé du ventre...
C’est arrivé en plein centre d’un village, sur la place du marché. Nous sommes arrivés quelques secondes trop tard. (ceci dit, même si nous étions arrivé à temps, il n’y a pas grand chose que nous aurions pu faire…) Elle était toujours vivante et son bébé (environ sept mois…) était encore chaud, au bout de son cordon, répandu dans les tripes de sa mère déchiquetées sur son ventre et sur ses cuisses. Elle nous regardait en nous implorant de l’achever. Elle répétait sans cesse : « How can you let that happen… how can you let that happen… » Les Casques Bleus n’ont pas le droit de tirer. Elle nous a donc demandé ça sans arrêt jusqu’à son dernier râle.
J’avais envie de l’achever à grand coups de pompes dans la tête. J’aurais probablement passé pour un monstre.
Écris-moi, j’en ai besoin.
Fab
P.S. Alain t’embrasse, il ne sait plus écrire.
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Fax
À : Fabrice Marcin
De : Hugo Pelletier
Télécopie :
# yougoslave??
Date : 27 octobre, 1993
Téléphone :
Pages : 2
Fabrice,
Ton fax m’a fait vomir.
Je ne sais pas quoi écrire.
Comment fais-tu pour ne pas te tirer une balle dans le crâne.
Je m’éclate en faisant la fête toutes les nuits.
Rien à rajouter.
Hâte de te revoir.
Hugo
© 2005 Michel Vézina
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