sans connaissance

Dans ce roman à la langue crue, détonante et pleine d'humour, Éric McComber nous raconte l'histoire tragi-comique d'Émile Duncan, de son enfance dans le Montréal-Nord des années 1970 - violence et « granolisme catho-colonisé » - jusqu'à sa plongée dans la sensualité brute et l'alcool, entre neige sale et ciel bleu.
— David Rochefort

lundi 1 janvier 1996

Sans Connaissance










1




Si je me souviens bien, la première fois que mon père tente de me tuer, c’est au parc Saint-Laurent, sur le boulevard Henri-Bourassa, juste à côté du Dairy Queen.

Je joue dans le carré de sable. Frérot, encore poupon braillard au landau, gigote une trentaine de mètres plus loin sur la table de pique-nique, entre papa et maman. J’étrenne un Tonka orange. Bvrrr. Bvrr. Youpi ! Un géant se plante devant
moi. Je ne comprends rien à ce qu’il baragouine. Il parle la langue du Furotte. Il n’y a pas de joual, à la maison. J’essaie d’expliquer que no hablo patois… Il cesse de discuter, puis : Pof ! Je n’ai plus mon jouet et je gis parmi les ruines de mon château de sable. Puis, courant, pleurnichant :
— Papa ! Papa ! Le grand gars m’a pris mon Tonka ! Papa !
Papa me regarde. Papa hésite. Papa regarde maman qui change la couche de frérot. Papa soupire.
— Retournes-y et exprime-toi clairement. Dis poliment au garçon que tu ne veux pas qu’il joue avec ton jouet, puis reprends-le. Allez.
J’ai trois ans. Pleine confiance. J’y retourne, galvanisé. J’approche du géant :
— Excuse-moi, excuse-moi ? J’aimerais ravoir mon tracteur neuf pour jouer avec, s’il vous plait. Il me tourne le dos. Je tire sur sa manche. Le dessous noir du Tonka s’imprime dans mon visage. Je crie. Puis, courant, pleurnichant :
— Papa papa ! Mon Tonka ! Le grand... Il m’a volé mon Tonka ! Il m’a fait bobo !
— Tu dois apprendre à tracer clairement tes limites. Si tu ne veux pas qu’un garçon prenne ton jouet, tu le lui dis. Sois clair. Tu y retournes encore et tu reprends ton jouet. Allez !
Je saigne du nez. Ma mère m’essuie avec une serviette de
table. Patrick agite ses petites saucisses de bras blancs :
— Prrou, rak-rhéé, gnaaarrr…





Mèche de laine

2500 mètres avant l’abribus, 30 minutes avant l’aube, 40 °C sous zéro. Pas âme qui vive. Les petits centres commerciaux se succèdent, désertés. 400 mètres. Mon gros sac de hockey jaune me scie les épaules. Le trottoir est séparé du boulevard par un banc de neige d’un mètre de hauteur. Neiges sales. Amoncellements poudreux, graveleux, sablonneux.
300 m. Cassonades boueuses. Caramels amers. Le ciel abject, uniformément gris. Pas de lune, d’étoiles, de nuages, de soleil. Rien. Les blokhaus sont recroquevillés les uns contre les autres. Endémiques. Immeubles tout neufs aux formes pures. Laids.
200 m. Seule concession au superflu, les façades s’ornent de grands losanges de briques contrastées. Brunes pour les murs blancs, rouges pour les beiges.
100 m. Çà et là, une fenêtre suppure une lumière jaunâtre. Un travailleur de nuit… Une insomniaque… Onze ans. Je brûle de partir. De vivre seul. Sortir, sortir d’ici. Fuir. Faire défection. Je m’identifie, je me prends pour Soljenitsyne, Anne Frank, Bilbo Baggins. Je rêve de liberté. Le monde m’appelle. Y a pas de cinéma, ici. Le samedi, je vais voir des films à Montréal avec Jeff Groulx, mon meilleur ami. Parfois, nous sortons du métro en choisissant une station au hasard. Nous explorons à pied un nouveau coin du teenage wasteland. Nous entrons dans une pataterie où nous offrons à notre voracité de gros stimés au paprika. Nous décortiquons le film en postillonnant débris d’oignons et copeaux de chou. Nous déambulons ensuite dans la nuit lumineuse et immense de la métropole. Nous observons les gens, leurs maisons…


Nous voyons des filles nues partout. Derrière les rideaux ! Adossées aux fenêtres ! Dans les voitures ! La cité exalte notre état de rût désespéré. Le boulevard Léger, par contre, ne nous fait pas bander du tout. C’est pas la ville, ici. On sait pas ce que c’est. C’est rien. C’est vraiment pas la campagne non plus. Je veux dire, y a pas de forêt, ni de champs de blé d’Inde. Y a que ça… Des grands crisses de boulevards. On dirait des pistes de décollage. Mon oncle Alexandre parlait de ça l’autre jour… « Les Grands Boulevards », y disait, des trémolos dans la voix. Il parlait du Chili. Ma mère dit qu’il est membre du FLQ. Chuut ! C’est un secret. Dans mon quartier, la gagne s’est mise à jouer au FLQ. On est obligés de faire roche-papier-ciseau pour savoir qui va jouer Cross ou Laporte et se faire écraser des crottes de chien dans la face ou des escargots dans la bouche… Ici, boulevard Léger, l’autre jour, y a eu des tanks. On est venus les voir, moi pis la gagne. La veille au soir, y avait rien, pis le lendemain matin… Hollywood ! Au Pays des Géants ! Patrouille du Désert ! Tous les ti-mox du quartier couraient autour des deux tanks au coin de Lacordaire. Des vrais tanks, avec des tourelles, des canons et des vrais soldats, casqués de métal vert, couverts de filets de camouflage, qui parlaient anglais comme dans les films au canal 12. Les érables géants des lopins en friche contribuaient à la fête. Y avait plein de feuilles mortes de toutes les couleurs qui dansaient dans les bourrasques.

J’entre dans l’abribus. Un camion de livraison passe à toute allure, chuintant dans la gadoue. Il se gare derrière le Steinberg, de l’autre côté du boulevard. Je m’endors presque. Le bus se pointe. Je monte. 8¢. Shling ! Je suis seul à l’intérieur.
Le chauffeur suce le rebord de son gobelet de styrofoam. Il me regarde sans sourire.



3



8h50. Déjà deux gagas dans le salon. J’entre, couvert de givre et de poudrerie. La sueur a gelé sur mon visage. Mon sac immense se coince dans la porte. Je jette mes deux bâtons contre le mur du portique. À travers la porte capitonnée, j’entends les gémissements de la schizo de 8h10.
— Beuaaah. Beuaaah. Beuaaah.
Je retire mon manteau et mes grosses bottes lourdes de sloche. Mes chaussettes piétinent l’eau glacée et boueuse laissée
par les claques et les bottines des tarés de mes parents. Je traîne mon sac jusqu’à l’escalier du sous-sol. Les deux 9h du samedi se regardent en chiens de faïence. Le poussah dépressif dans le grand divan du salon fait semblant de lire Châtelaine avec ses gros auriculaires en l’air. Je le vois tous les samedis depuis un an. En face de lui, dans la chaise berçante qu’un ébéniste, « juste un ami », a gossée spécialement pour maman, la Granole pendouille jusqu’au tapis. Maigrichonne, toute en cernes, amoncelée dans ses jupes fleuries, elle palpe sans arrêt son sac de cuir maison.

— Bonjour Émile.
— Allô.
Il me revient pas, son sourire, à la granole. La fausse sérénité me donne des boutons. Le gros me salue du petit doigt, histoire de pas être en reste. Je tords la bouche du mieux que je peux. Mes joues brûlent encore, égratignées par les vents sibériens du boulevard Léger et par la branlée que mon équipe vient de se prendre. Je laisse mon sac débouler l’escalier jusqu’au sous-sol puis je descends à sa suite. Sur le shag brun de la salle de jeu, je sépare l’équipement lavable du reste. Je pars une brassée. Ouf ! ça pue. Je range le sac dans le grand tiroir sous mon lit en prenant bien soin de laisser la fermeture éclair ouverte. Je me change. La longue marche au froid m’a trempé jusqu’aux os. Ça yodle chez ma mère. Sa 8h s’est mise à hennir,
comme ça, y a trois semaines. Elle, si timide et tranquille. Deux ans qu’elle venait, sans déranger personne. Mais là… Elle se sort les amygdales juste au-dessus de ma tête. C’est une percée ! Maman est contente. La déprimette chigne, gémit et frappe de ses petits poings les immenses coussins mauves sur lesquels ma mère fait asseoir ses clients.
— J’vas t’tuer ! J’vas t’tuer, mon tabarnak ! Chus pus ta pute, mon esti !
Je monte me servir un bol de céréales. Le gros feuillette impassiblement son Marie-Claire. La Granole prend un air empathique et vient me rejoindre. Elle pue. Sinon, ça serait une super-touffe, la Granole. Maigre, mais quelle déesse ! Lui dirais,
moi. Lui économiserais trois ans de coussin mauve, pauvre Granole. Elle descend tous les samedis de Saint-Hyacinthe en auto-stop. Lui dirais, moi :
— T’arrives pas à garder tes chums ? Mais non, spa parce que tu te laisses pas recevoir. St’à cause tu pues. Tu pues des tsours de bras. Personne peut endurer ça !Tous ces fêlés qui se succèdent chez nous… Les boutonneux de la face, les puantes de la noune, les affligés de la dentition kaki. Pour moi, c’est pas toujours l’OEdipe, le narcissisme, la neurasthénie, leur problème, à tous ces moisis de la carambole… Anyway… Faut pas cracher dans la soupe. Mes parents les abonnent à leur truc. Ils leur permettent de découvrir que leur moi est inhibé, que leurs papas alcoolos, abuseurs ou pédophiles les ont entraînés à trop donner ou à pas savoir recevoir. Alors on les entraîne à penser à eux en premier. À affirmer leurs besoins. À prendre contact avec leur enfant intérieur. À se laisser pleurer. Va y avoir pas mal de grosse bagnoles
sur les rues d’ici la fin du siècle.

Frérot et moi, par contre, on a droit à une version plus succincte, disons, plus réaliste de la doctrine. Faut dire qu’on rapporte rien, nous autres. En tout cas. Nous, c’est plutôt se débarrasser de notre enfant intérieur qui a l’air de primer. Apprendre les responsabilités. Ah oui ! C’est beaucoup d’entretien, Montréal-Nord. Pelleter l’entrée, déglacer le trottoir, sortir les poubelles, arracher les mauvaises herbes, tondre la pelouse, tailler les haies… C’est pas des tâches, noon ! Ce sont des responsabilités. Elles sont affichées au mur de la cuisine. Quand on les néglige, on passe à la casserole à la prochaine réunion de famille.
Une réunion de famille, c’est trois heures de torture, généralement le dimanche. Faut rester assis bien sage. Par la baie vitrée, on voit nos amis qui jouent au hockey dans la rue. Le principe est simple : on doit expliquer ce qui s’est passé dans le dedans de l’intérieur de notre moi profond pour que nous en soyons venus à manquer ainsi à nos devoirs, à trahir l’union sacrée de la famille. Frérot trouve le truc assez vite. Il s’accuse de tous les péchés, pleurniche de remords, promet, déchire ses vêtements, s’immole au tapis… Tous les dimanches, il obtient sa libération sur parole. Moi, je suis pas pragmatique. Je plaide. Je discute. À la fin, après des heures de faux parlementarisme, neutralisé par leurs outils de psys, je finis par abdiquer, mais moi, je ne pleure jamais. Il y a deux ans, frérot m’a fait une petite blague et j’ai été sévèrement grondé à sa place, pour une sombre affaire de litière renversée. L’injustice me rendait fou. Je criais, je suppliais, je sanglotais. Mon père m’a pointé du doigt :
— Tu brailleras quand t’auras saigné une chaudière de sang.
Alors, je braille plus. Je suis pas chez moi ici, de toute façon, il le dit souvent :
— T’es chez moi, ici ! Même tes tites-culottes m’appartiennent. Quand tu paieras tes affaires avec ton argent, tu pourras dire que c’est à toi !
En réalité, y dit « moi », sauf que maman gagne trois fois plus que lui. C’est lui qui occupe le grand bureau et qui dit « chez moi », mais… La vache à lait, la canne aux oeufs d’or, c’est maman, et son coussin mauve.




4




Un jour, il y a dix ans, mon frère est arrivé. Je lui ai vite cédé ma chambre. J’habite au sous-sol, désormais. Sous terre. Ma période insecte commence. J’ai des fantasmes d’enterrement.
Je jouis presque à descendre dans le métro ou à me glisser dans un égout. Je creuse des tranchées dans la grande côte derrière la rue. Je rêve de tunnels, de bunkers, de trous de hobbits.La Granole me parle comme on parle à un chaton. Elle me flatte la tête de ses mains calleuses. Elle élève des oies à Frelishburgh. Les cinglés de mes parents — surtout les filles — ont la sale manie de me traiter comme un toutou, comme une commodité faisant partie de leur forfait psychose. Hôpital Duncan pour les craqués de la calotte… Elles me jouent dans les cheveux, me racontent des trucs, sont toutes persuadées d’être sympathiques à mes yeux. Beaucoup souffrent de ce complexe de l’illusion d’adéquacité. Les gars sont plus sereins. Ils braillent moins, aussi. On les entend rarement. Ils veulent
pas trop déranger. Ils portent des petites sacoches, pour la plupart. Pas juste les tapettes. C’est un genre de mode. Mon père en a une. De qualité. En cuir ! Ces types sont couverts de honte. Ils se ramassent ici en catastrophe, après avoir bu une pinte de thérébentine, avoir sauté du 6e étage ou avoir enroulé la familiale sur un pylone de la 40. On les entend rarement. Sauf que le monstre aux Châtelaines, à sa deuxième visite, il a braillé comme une baleine. Évidemment, Patrick et moi, on a pas le droit de rire. On nous a expliqué que les clients ont beaucoup de peine. Mais, quel barissement il a, le gros ! On se terre à la cave pour rigoler, dans ces cas-là. Patrick, lui, imite les sirènes d’ambulances quand il pleure. Hallucinant. À croire qu’il a la nostalgie. Y s’y connaît, le Frérot, en ambulances. Ça fait partie de sa très habile stratégie de conquête. Il est arrivé à la maison supposément en santé. Tout ce que ma mère leur a demandé, à la crèche, c’est « un bébé en santé ». Elles voulaient des détails, les Bonnes Soeurs !
— Cheveux blonds, madame Duncan ?
— Yeux bleus, madame Duncan ?
— Non…
— Grand ?
— Vous savez…
— Fort ?
— Non, non. En santé, c’est tout.
Eh bien. Elles lui ont fait une bonne grosse blague, à ma mère, les vieilles prunes de Saint-Oguinase de l’Enculée Contraction. Frérot, aussitôt arrivé, il pète sa première laryngite. Il en fera au moins une vingtaine en cinq ans. Une quarantaine d’otites avec ça (record Guinness incontesté), des arrêts respiratoires, des arrêts cardiaques, et tout le collier bizarre des pathologies enfantines, les mononucléoses, pharyngites,
scarlatines, bronchites, pneumonies, amygdalites, rages de dents, dermatites, grippes espagnoles, grippes hongkongaises, grippes intestinales, coliques, indigestions, nez brûlé (grille-pain), menton rôti (fenêtre du fourneau), langue électrocutée
(prise de courant), front ouvert (porte vitrée), épaules disloquées (toit de la maison), crâne fracturé (skate), fractures du genou (ski), de la cheville (hockey), des clavicules (baseball, escaliers, guerre de gangs), des poignets (tennis, boxe urbaine, parachute artisanal), fesses (chiens, feux, chevrotines), doigts (écorchés, écrasés, tranchés). Il lésine pas sur le pain béni, le Patrick. Il y met l’effort. Il a pas seulement toute l’attention de la maisonnée, mais 30% du budget de l’hôpital Sainte-Justine. Je crois bien que les déficits de la Province dans le domaine de la santé coïncident avec l’arrivée de mon frère. Il passe sa vie à l’urgence. À force d’avoir à foncer à l’hosto, mes parents ont découvert une sorte de raccourci à travers la ville. Il réussissent à rallier Côte-des-Neiges en 15 minutes. Incroyable. Ils appellent ça « le chemin ». La maman ex-infirmière et le papa prêtre défroqué ont trouvé en lui un exutoire à l’excédent de leur fond charitable.
Je dis stratégie, c’est injuste. Il a peut-être juste envie de crever, le Patrick. Ta mère te crisse là, à peine sorti du placenta, et te lâche à la crèche. Tu passes les premiers mois de ta vie au milieu des bâtards, avortons et trisomiques laissés dans les parkings de centres d’achats, dans les gares de métro ou dans les fossés des autoroutes et hop ! T’atterris chez la famille Duncan, au deuxième étage d’un centre de psychothérapie beatnik où d’innombrables déteriorés du cantaloup se nodulent la gorge à longueur de journée en s’épluchant le petit vécu. Pas facile.Papa le bien-pensant et maman la sauveuse ont fait du chérubin fragile leur Grande OEuvre de bienfaisance. Ils vivent à fond leur héritage catho. Il exagère quand même un peu, frérot. Il y va pas de main morte. Déjà qu’il a sa petite gueule irrésistible. Sa petite mèche de laine blonde de bambin craquant. Tout le monde craque. Moi aussi, je craque. Eh. Et puis, après tout, on me fout la paix, grâce à lui. Je lui dois au moins ça. J’ai une chambre tranquille dans laquelle j’apprends à me démerder tout seul. Barbouillages, rimettes, 45 tours… Les matantes me couvrent de propagande capitaliste en couleur : Mickey Mouse, Donald Duck, Onc’ Picsou. Quand je les ai lus dix fois chacun, j’attaque les tablettes basses de la biliothèque
du salon. Je commence par les trucs illustrés, Nos amis les Dauphins, Le Merveilleux Monde des Mammifères, Le Troisième Reich en 500 photos. Je prends l’habitude de lire. Je lui dois tout ça, au frérot. Parfois, j’ai une forte envie de sortir entre quatre planches, de me faire sauter le caisson. Alors, je descends à la cuisine et je sors le grand couteau du tiroir et je pousse le bout de la lame contre mon ventre. Je verse une larme de sang. Une larme, pas plus. J’ai trop peur de l’enfer.
Anyway. Les 8h sortent en même temps des deux côtés. Soudain, c’est la cohue dans le salon. Embouteillage de décrissés anonymes. Les quatre givrés se serrent la main, se reniflent, se fuient du regard… Ça rigole trop fort, ça se donne de trop grosses tapes dans le dos… Ça joue les guéris… Ça donne des nouvelles du ti-dernier malentendant, du chien amputé de la bite ou du mari cancéreux, de la toiture, de la fournaise à l’huile… Ça s’impressionne chalet, bagnole, voyage… Tout ce beau monde court dans tous les sens, maintenant… C’est la panique. Ça se boit un verre d’eau, se resert un café, un dernier biscuit… Ça veut rentabiliser l’expérience. Profiter du forfait. Tapoter sur ma tête. On me baragouine des trucs. Je joue le rôle de l’enfant doué… Je suis la preuve vivante du succès de la Méthode. Voyez, clients, ce que vos enfants deviendront si vous adoptez la psychotrolyse comme phare de votre existence.
Regardez-le ! Poli dans les deux langues, joue aux échecs, lave la vaisselle ! Il travaille dans sa chambre, il est silencieux, il récite des poèmes à Noël. Un modèle d’équilibre. Regardez comme il prend soin de son petit frère. Il tend l’autre joue. C’est notre produit vedette !
Je mange mes céréales patiemment. Je sais bien que dans quelques minutes ils auront foutu le camp. Des portes se referment. Les traités prennent place dans leurs bagnoles, tandis que de nouveaux souffrants s’installent sur les coussins mauves encore chauds de leurs prédécesseurs. Je repense à ces quatre buts qu’on m’a plantés dans le cul ce matin. J’haïs ça, perdre.



5



J’enfile mon anorak, et je sors ériger une nouvelle tour dans le fortin. J’ai terminé hier le troisième tunnel, qui mène de la tour principale à l’entrée du stationnement. Je bosse un certain temps. En voyant les clients de 10h arriver, je me planque au fond du fort. Je viens de terminer les créneaux de la tour quand une tuque bleu ciel apparaît dans la meurtrière. Je monte au parapet. Il y a là un étranger, plus âgé que moi d’un an ou deux.
— Salut.
— Salut.
— Veux-tsu jouer à Voyoge au fond des mers ?
— Cool !
— Mottons que ton fort, c’est l’sous-marin !
— Oké, mais c’est moi l’amiral Nelson.
— Oké. Moé chus le capitaine Crane.

Nous venons à peine de quitter l’Île des Dinosaures qu’un rayon laser perce la coque du sous-marin. Pris par surprise, je déclenche l’alerte rouge.
— À vos postes de combat ! À vos postes de combat !
Nous parlons à la française quand nous jouons. C’est la convention. Nous prenons des voix de doublage. Le joual n’existe que dans la clandestinité du quotidien.
— Alerte ! Alerte, nom de dieu !
Trop tard. Nous nous échouons au fond de l’océan. Il faut réparer les avaries. Les voies d’eau, surtout. Au bout d’un temps, nous parvenons à colmater les brèches. Je rends visite à l’infirmerie pour encourager les blessés. Je refuse de faire soigner mon épaule.
— Une égratignure, docteur ! Ce n’est rien.
Scotty (nous mélangeons les séries) répare enfin le système de lancement. Les torpilles 5 et 7 frappent le vaisseau des extra-terrestres de plein fouet. Nous hurlons tous deux le bruit de l’explosion, puis chantons à tue-tête l’hymne d’Alerte dans l’espace.
— Nana-nana-nananana ! Naa-nanana…
Dans nos têtes, le générique défile. Ensuite, Tuque Bleue imite des messages publicitaires imbéciles. Il me fait mourir de rire. Il me plaît bien, ce nouvel ami. Il comprend bien le jeu. Il a des idées. Pendant un bout de temps, il se passe plus grand’chose. Je m’enferme dans ma cabine, où je bavarde avec le Président du monde. Tout à coup : Alerte ! Mon intercom ne fonctionne plus. Je sors pour voir ce qui se passe. Un matelot gémit d’une voix étranglée :
— Le capitaine Crane est dvenu fou !
— Ahh noon !
— Roaarrh !
— Capitaine Crane, capitaine Crane ! Noon ! Capitaine Craaane !
— Rouah-rouaaaahrr !
Je tente de le maîtriser avec douceur, il est quand même capitaine de la US Navy, c’est donc un allié et même, un ami. Un « bon ». Le voilà qui réduit en bouillie les tableaux de bord du pont principal. Je n’arrive plus à le contrôler. En l’occurrence, il détruit tout mon réseau de rigoles à balles de neige, puis les tablettes de munitions de la tour centrale. Je le vois réduire en poudre une bonne centaine de balles spéciales, celles qui ont un glaçon de congélateur au centre. Je ne trouve plus ça amusant du tout. Je joue encore le rôle, mais…
— Calmez-vous, capitaine Crane, sapristi !Il se sauve sur le pont du navire, juste en haut de la tourelle.
— Rouaahrhhrnng !
Je le poursuis, toujours aussi prévenant, mais soulagé qu’il ait quitté ma tour et ses précieuses installations. Je me hisse sur le pont du sous-marin. Nous décidons que nous avons fait surface entre-temps. Le pont du sous-marin surplombe d’un mètre les autos des clients du centre. Il est tombé 120 cm de neige en mars ! Je m’approche du capitaine :
— Crane. C’est moi, l’amiral Nelson de la US Navy. Votre ami. Rappelez-vous…
— Rouaaarh !
Le forcené se précipite sur moi. Le capuchon rabaissé sur les yeux, je tombe sous lui sur le pont du navire en emportant tout un pan de la tourelle principale. Je sens sur ma tempe un choc lourd, suivi d’un autre dans l’estomac. Je cherche mon souffle, j’arrache mon capuchon juste à temps pour voir arriver une grosse mitaine rouge. J’entends dans mon crâne une sorte d’appel d’air et je tombe à la renverse, sonné. On me soulève.
— Roaahhr !






Tous droits réservés. © Éric McComber, 1994-2006

21 commentaires:

Nina louVe a dit…

lu. aimé.

Mek a dit…

Uhm… Merci. Tout premier commentaire sur cette section, en-ligne depuis deux ans et deux mois. Eh, eh, eh. Enfin du courage ! De la pugnacité.

:0)

Nina louVe a dit…

eh bin. c'est peut-être que les autres sont riches riches riches et qu'ils se sont payés la version à lire avec les mains. ou bien qu'ils sont muets du clavier, béats ou brassés, mis à quià. ON SAIT PAS.

comz pas comz, ouaip É ! du courage toute la route.
c'est tout petit quelques décennies à vivre...
espérer ou attendre d'ailleurs quelqu'un, c'est se violer les meilleurs instants. le doute est trop pesant pour pédaler avec. (smilz).

Mek a dit…

Meeeh !… Le doute est d'une infinie légèreté ! Ce sont les certitudes, qui sont lourdes !

;0,

Nina louVe a dit…

tu trouves ?

bon laisse moi tranquille.
j'ai trouvé des archives Au Crachoir .
suis buzy là. (smilz)

Mek a dit…

Ah oui ! Y a de quoi faire !

Nina louVe a dit…

chuuuuuut..
je fais l'auto-vaillance buissonnière.

(ouaouh, ça fait du bien de tomber là, sul Crachoir.
m'amuse beaucoup Monsieur É. merci.)

Mek a dit…

Tombez, madame, tombez. Je suis sur le point de vous imiter.

Nina louVe a dit…

nan. je n'tombe pâs. je monte.

en plus ça m'a porté bonheur ma petite journée buissonière. je viens de louer ma belle tite maison, je vais enfin pouvoir retourner en Europe. fiou !

Mek a dit…

Avez-vous un vélo ?

Nina louVe a dit…

3 plutôt qu'1.
des cuisses d'acier mais les poumons finis.
je roule plutôt en moto vu les alvéoles en panne de souffle.

Mek a dit…

Alors, tu rejoins la Gaxuxa, ou quoi ?

Nina louVe a dit…

non. bruxelles, normandie et avignon.

Mek a dit…

J'habite à côté d'Avignon.

Nina louVe a dit…

j'viens de voir Rosie. Est belle.
juillet 2009. si tout va sur mes roulettes.

Mek a dit…

En juillet, je serai rendu en Ukraine !

Nina louVe a dit…

j'arrive en europe en mars. j'ignore pour l'instant où exactement je me poserai. pour continuer de gagner des sous, me faut une bonne connection et un tel fixe.
ça augure pour Bruxelles mais rien n'est précisé.

on verra. là où le vent me mène. on finira par se voir la binette, avant la fin du siècle (i wish) et de mes moult quintes de toux rouges..

Sophie a dit…

Ca donne envie de lire la suite ! Glauque et drôle à la fois, j'aime beaucoup surtout si c'est autobiographique, si tu fais sortir ton enfant intérieur !!!!

Mek a dit…

Merci, Sophie, voilà qui me peint un joli rictus entre les pommettes !

Anonyme a dit…

Je lis 12 chapitres de ce livre à la bibliothèque d'Ahuntsic à chaque visite - c'est un peu mon rituel décompensatoire. Que c'est bon ! mordant et bruyant et odorant et à fleur de pachyderme !
Merci É. !

Mek a dit…

Merci, Anonyme. Pique-le, je te ferai une dédicace le mois prochain.