sans connaissance

Dans ce roman à la langue crue, détonante et pleine d'humour, Éric McComber nous raconte l'histoire tragi-comique d'Émile Duncan, de son enfance dans le Montréal-Nord des années 1970 - violence et « granolisme catho-colonisé » - jusqu'à sa plongée dans la sensualité brute et l'alcool, entre neige sale et ciel bleu.
— David Rochefort

mardi 12 décembre 2006

Premier Chant





Encore un rêve de crevé. Où est-ce qu’elle est cette chatte ?
Debout déjà, sa chaise berçante se berçant seule, la vieille scrute à trois étages de haut la rue, voitures, poubelles. Elle plisse les paupières pour condenser son regard et chasser le sommeil.
Je dormais, petite geignarde. Où est-ce que t’es ? Tu gueules plus ? Ça réveille tellement ça crie pour baiser, mais ça reste terré... Montre-le ton petit cul si tu veux qu’on le remplisse ! Où est-ce que t’es ? Bébé coincé…
La vieille étire le cou pour regarder d’un peu plus haut encore des ombres qu’elle n’aurait pas vues. Ses deux yeux luisent, clap clap, mollusques à fond de coquille. Une autre longue plainte d’enterrée vivante traverse la rue. Maudite chatte… Si les femmes gueulaient comme ça les hommes banderaient aux cris des bébés.
Dans l’immeuble d’en face, en contrebas, deux rectangles jaunes où rien ne bouge. Salon de Pauline. Elle dort pas ? Peut-être réveillée par la chatte elle aussi. La vieille pose une main sur son genou et se plie en deux, les yeux au bas de la fenêtre, bouche ouverte sur l’effort — Pauline est peut-être au fond de la pièce. Non. Probablement dans sa cuisine à s’empiffrer. Vieille grosse.
Un oeil fixé sur chaque fenêtre, la vieille attend que sa voisine se pointe. Le noir du ciel passe tranquillement aux choses, qui le suent vers la terre. Toits nets en plongée floue dans le sol.
C’est la lumière qui nous trahit, les vieux, la nuit. Trous lumineux le long du tunnel. Failles dans le bloc. Qu’est-ce qu’elle fout ? Lâche les biscuits, Pauline. À moins qu’elle dorme ? Juste oublié d’éteindre ? Oui. Sûrement vautrée dans le sommeil, enfoncée loin... Pour être sûre faudrait descendre, longer l’allée, regarder dans la cour intérieure si sa chambre est allumée... Traquer la chatte en passant.
Faute à Pauline, tous les chats dans le quartier. Plat de bouffe à sa porte chaque matin que le bon Dieu amène, spaghetti, riz, biscuits... Les jeunes peuvent bien nous prendre pour des cons. Il va pleuvoir.
En s’éloignant de la fenêtre, la vieille se demande ce qui l’a réveillée, la chatte ou l’insomnie. Le souvenir du cri erre incrédule dans l’air de la pièce. Au moins j’ai redormi un peu. Ses pantoufles glissent sur le prélart de la cuisine.
D’une main raide, elle tire sur la poignée de l’armoire de gauche, d’où surgit d’un coup sec un hérissé lion roux, courroux même, tous crocs crissant, rugissant sa rage d’un réveil subit, secouant sa crinière fou, ses yeux furieux décapitant la vieille. Cette dernière saisit la boîte sur laquelle il trône et en extirpe une pochette verte. Elle presse le bouton de sa bouilloire puis, reins contre comptoir, les bras croisés sur sa jaquette, attend que l’eau bout. Sur la table ronde au centre de la cuisine, le fauve rugit toujours. Tisane « Bonne nuit », Lion d’Or. On dort. On essaie. L’eau bout. La petite femme referme la cage du lion et la range dans l’armoire. Supportant d’une main son coude, elle soulève la bouilloire, mais la repose aussitôt. Oublié de sortir une tasse. Bof. Pas envie de toute façon.
Retour au salon une pantoufle après l’autre, la vieille s’approche de la fenêtre, y pose le front. Plus de cris. Le froid de la vitre lui perce la peau comme si ça collait. Lumière toujours Pauline. Et chez Henri Châssé ? Pour apercevoir l’immeuble bleu, au coin de la rue, la vieille colle toute une joue sur le verre gelé. Pas de lumière. Ah, oui ! Une petite lueur verdâtre au-dessus de sa boutique. Juste une veilleuse. Il dort, lui, en tout cas. « Je vous le dis, madame Saint-Gelais, j’ai jamais autant dormi que depuis que j’ai passé le cap des quatre-vingt. Une vraie marmotte !.. Alors, comment vous les trouvez ? C’est la bonne pointure ? Pas trop serrés ? »
Vieux con.
De son perchoir, la vieille aperçoit le lettrage de la vitrine et, juste derrière le « â », un bout de museau doux, deux yeux mous et deux oreilles au bout desquelles deux pattes, un ventre. Châssé pis ses toutous... « C’est Hush Puppies, madame. Une promotion. Il vous plaît pas ? Remarquez, vous repartez pas avec, c’est pour le détaillant. Une petite décoration… » Jamais vu un enfant là en trente-cinq ans. Toutes de plus en plus vieilles.
Des microgouttes illuminent l’air, légères, comme sèches. La vieille regarde en bas l’allée qui luit. Pauline toujours pas là. Que je la reprenne à scèner sur ses insomnies… À moins qu’elle soit en train de vider son frigidaire au grand complet…
Mains nouées froides sous les aisselles, la femme hésite. Peux quand même pas sortir juste vérifier Pauline… Le souvenir de la chatte lui rappelle tout à coup le lion qui lui rappelle la bouilloire, plus certaine de l’avoir débranchée. Prendrait une automatique. Pantoufle, pantoufle, cuisine. Débranchée. Maudite tête folle.
La vieille se presse vers sa chambre en s’essuyant les mains sur le devant de sa jaquette, à la hauteur du vieux nombril de son premier jour. Pas de Pauline au passage. Elle dépose quelques vêtements sur son lit, s’assoie à côté, s’habille. Les rideaux sont ouverts, mais la lumière éteinte, les voyeurs ne voient rien. Elle imagine un instant son vieux corps dans une nuisette dentelle et satin crème. Pas une heure pour sortir… La vieille se fait des reproches en enfilant quelque chose comme une jaquette de jour.
Dans cinq minutes je suis revenue.
Épreuve des souliers. Elle opte pour ses petits bottillons de caoutchouc fin ornés d’un bouton perle. Chapeau, manteau. Le dos encore pointu d’avoir plié jusqu’à ses pieds, elle se glisse dans la cage d’escalier et barre la porte. Vérifie si barrée, puis descend. Sur le palier du premier, les bacs de recyclage sentent le papier sucré. Elle y jette une facture roulée en boule au fond d’une poche.
Dernier tournant, quelque chose apparaît au pied de la porte d’entrée, ou plutôt à côté, noir, grand... Suspendue une seconde sans parole, figée dans la reconstitution des ombres, la vielle reprend sa descente au ralenti en se demandant comment contourner, si contourner, impossible, foncer, parler ? Ses petits pieds flottent dans leurs bottes, dont les talons touchent les marches avant que les siens touchent les semelles. J’aurais dû mettre des bas.
L’homme embusqué, sentant la peur de la vieille s’efface bénévolement derrière la porte, dehors, qu’il tient ouverte. Pluie. Arrivée sur la dernière marche, les lèvres serrées, la femme regarde à travers le carreau de la porte l’intrus devenu portier. Moins peur à son niveau. Lui aussi l’examine. Il se demande si sous la pluie, l’espèce de poudre qui la recouvre va tourner pâte. Qu’est-ce qu’elle fait debout ?
— Il pleut.
Elle le regarde comme si ce n’était pas vrai, puis pose un pied sur le trottoir. L’autre pied. Aucune défense. J’aurais dû prendre mon parapluie… La pluie augmente d’un cran, mais la vieille reste figée. L’homme tient la porte quelques secondes de plus, puis retourne à l’intérieur en risquant un « Bonsoir, madame ».
La dame n’en revient pas. Par la porte qui se referme, l’intrus attrape son œil outré. C’est-tu ça, un squatteur ? Qu’est-ce qu’il veut ? Maudite Pauline… Mon Dieu, le cœur va me sortir de la poitrine.
Y a pas un chat, mémé, pourquoi tu regardes des deux côtés ?
La vieille clapote jusqu’au trottoir d’en face, passe la porte cochère et s’enfonce vite dans l’ombre du bloc. Pourvu qu’il me suive pas. Ses doigts secs frôlent la brique pour éviter de tomber. Poc. Elle frappe le mur du fond, trouve à tâtons la poignée d’une porte, l’ouvre et se glisse dans la cour intérieure, une main sur un reste de peur au cœur. Mon Dieu, calme-toi, calme-toi.
Elle s’avance tête levée sous le ciel faible. Pas une fenêtre illuminée. Tu dors, ma grosse. Je le savais. Peut-être aussi en train de rigoler de me voir aux chevilles dans l’herbe de sa cour au beau milieu de la nuit. La vieille scrute attentivement les fenêtres noires qui donnent sur la cuisine et la chambre de Pauline. Elle serre le col de son manteau contre son cou et revient sur ses pas, caressant le mur à rebrousse poil sous le porche. À son approche, la rue se teinte de rose, et son visage.
Collée contre le mur, la vieille jette un oeil prudent vers la porte de son immeuble. Personne. Il est peut-être monté sur le palier… Qu’est-ce que je fais ? Pas une heure pour aller me promener… Sonner chez Pauline ? Non.
La vieille se décide finalement pour une saillie à découvert, objectif porte. Exécution. Traverse la rue à toute vitesse en essayant de ne pas se virer une cheville dans ses bottes folles, reprend son souffle quelques secondes, pose sa petite main de léopard veiné bleu sur la poignée de la porte et ouvre d’un coup sec. Personne. Regard derrière pour prévenir l’embuscade. Rien.
La vieille remonte lentement l’escalier louche. Elle respire à peine pour ne pas faire craquer le plancher. Les bacs puent en silence sur les paliers du premier et du deuxième. Personne. Restent plus que les marches qui mènent à son appartement. Dernière cachette. À moins qu’il ait réussi à entrer chez elle ? La vieille a envie de retourner se réfugier chez Pauline. Non. Un deux trois go.
Les clés dansent dans ses mains tandis que le caoutchouc de ses bottes crie contre les marches jusqu’à sa porte. Elle s’agrippe à la poignée et cherche fiévreusement la serrure sans quitter le bas de l’escalier des yeux. Débarre, entre, barre, vérifie si barré et recule d’un grand pas.
Les poings serrés contre sa poitrine, incapable de détacher son attention de la porte, la vieille s’oublie là le temps de suer toute sa peur. Elle fait quelques pas tout habillée dans son salon, tire sa chaise berçante plus près de la fenêtre et s’assoie au chaud dans les premiers rayons. Pas vu la chatte... Les lumières de Pauline s’effacent derrière le jour qui se reflète sur les vitres.
Collant sa joue pour voir s’il y a toujours une lueur du côté de chez Châssé, la vieille reste pétrifiée. Debout, dehors, l’intrus portier se gratte la tête en regardant la vitrine de la cordonnerie.
Casse la vitre et pars avec. Tu le donneras à ta fille.





© Mira Cliche

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