sans connaissance

Dans ce roman à la langue crue, détonante et pleine d'humour, Éric McComber nous raconte l'histoire tragi-comique d'Émile Duncan, de son enfance dans le Montréal-Nord des années 1970 - violence et « granolisme catho-colonisé » - jusqu'à sa plongée dans la sensualité brute et l'alcool, entre neige sale et ciel bleu.
— David Rochefort

vendredi 2 février 2007

Monsieur Mirabeau


Dans une maison de pierre, un homme pleure. Un vieil homme gris, dans un fauteuil marron.

Silence


Au centre de ce silence, une horloge : tic… tac… tic…
Dehors, ils n’ont rien compris. Dans la rue, les voitures se croisent encore. Sur le trottoir, des voix viennent, vont et disparaissent. Un chien jappe. Un enfant pleure.
Tic… tac… tic…
Ici, le silence résonne de toi, il bruisse de ton absence.
Dehors, le soleil persiste quand même. Lui non plus, il n’a rien compris.
Déjà, les feuilles se sont étalées sur le pavé. Je ne les ai pas ramassées. Elles sentaient trop l’automne. Quelle idée, de s’éteindre à l’automne…



Il avait franchi le seuil de leur maison de pierre et l’avait retrouvée, chétive, assise au creux d’un fauteuil marron usé par les saisons. Par la fenêtre, elle observait les feuilles valser en tombant. Sans se retourner, elle avait dit :
– Emmène-moi danser.
Il l’avait regardée encore un moment avant de répondre. Il l’avait regardée se perdre dans l’immensité du velours fatigué. Elle était devenue si frêle… De ses yeux, il avait caressé ce crâne pâle sur lequel il aimait tant poser la main. Ce soir-là, il lui avait donné envie de pleurer. Il avait regardé les fins cheveux qui se hérissaient pour couvrir bravement le territoire déserté. En eux s’exprimait la fatigue d’un corps malade, fracassé. Toujours, ils trahiraient le combat qui avait eu lieu. Il avait soupiré : des cheveux tristes.
Elle avait tourné son visage vers lui.
– Emmène-moi danser, avait-t-elle répété doucement.
Du bout des doigts, elle avait effleuré la paume de sa main. Il avait fermé les yeux sous la caresse délicate. Puis il s’était penché vers elle et avait pris son corps entre ses bras, son corps comme une marguerite. Elle gagnait chaque jour en légèreté.

C’était une chaude soirée d’automne, un instant d’hésitation dans l’alternance des saisons. Le vent s’enroulait autour d’eux, agréable. Ils étaient sortis, avaient laissé la porte ouverte derrière eux. Elle lui souriait ; il le savait.
Il l’emmenait valser là-haut, sur cette montagne qu’ils avaient choisie vingt ans plus tôt. Elle lui avait alors dit, une petite valise à la main :
– N’importe où. Emmène-moi n’importe où. Mais pas la mer.
Il n’avait posé aucune question. Il avait cru deviner. Il le croyait toujours. Ensemble, ils avaient suivi la route des montagnes.
Vingt ans plus tard, ils allaient, toujours ensemble, surplomber le monde et valser comme si tout était encore possible. Peut-être tout l’était-il encore. Il l’emmenait valser là-haut, sur la montagne. Par temps gris, certains s’y donnaient la mort. Elle, elle y perdait la vie.
Il avait déposé délicatement ses pieds sur le sol et l’avait entourée de ses bras. Elle souriait toujours, la nuque appuyée contre sa poitrine, le visage tourné vers lui. Elle souriait, souriait et, lui, il dansait, dansait… Il s’étourdissait à danser, la tenant tout contre lui pour ne pas qu’elle s’envole…

Elle souriait.
Il pleurait.

Et ce vent qui tournait autour d’eux, les enveloppait, les isolait…

Un, deux, trois… un, deux, trois… un, deux, trois… la fluidité de leurs mouvements…. cet accord parfait de leurs corps, ces symphonies qu’ils avaient si bien su composer… L’homme dansait parce qu’il l’aimait. Il dansait comme si, aussi longtemps qu’il danserait…

Il dansa. Il dansa longtemps. Les étoiles veillèrent. Le soleil tarda un peu. Savait-il depuis quand? il tenait entre ses bras le corps d’une femme souriante, qu’il aimait encore.



Je veux ne plus rien sentir, ne plus rien entendre. Tes cinq sens m’ont abandonné. Les miens sont orphelins.
Et si seulement je pouvais ne plus rien voir non plus, cesser de revisiter les souvenirs que renferment ces murs. Sais-tu que je me sens las? et brisé? Que je me surprends parfois à vouloir t’oublier? J’ai tout jeté. Même la poésie de Guillevic. Surtout, la poésie de Guillevic.
J’ai laissé la poussière tout recouvrir. Je n’ai pas osé l’anéantir.
Mais quand donc ce silence se taira-t-il?



Crescendo de silence. Le silence élève la voix, le silence s’époumone, le silence hurle. Le vieux couvre ses oreilles de ses mains et serre fort, très fort, ses mains contre son crâne, si bien que…
QUI HURLE?
Il y a des silences, voilà, des silences intolérables, des silences déraisonnables.



Loin derrière, la porte bat, d’une maison esseulée.
Agenouillé sur le plancher crasseux d’un métro en mouvement, monsieur Mirabeau observe. Quoi? Un enfant s’interroge.
– Monsieur? Monsieur! Vous faites quoi?
Lentement, sans relever la tête, l’homme porte son index à ses lèvres :
– Chut!
L’enfant comprend, retient son souffle. Il se penche et se surprend à épier aussi.
Le vieux poursuit, avec la même douceur, presque tendre :
– J’écoute leurs murmures : ils arrivent pas à dormir.
– Qui ?
– Les morts.
L’enfant offre, naïvement, le silence de sa perplexité. Le vieux s’en amuse :
– Tu m’demandes ce que j’fais?
– Oui.
– Approche.
L’enfant rejoint le vieillard, dont les yeux se plissent. Le vieil homme jette un regard vif, circulaire. Il est rassuré :
– J’vais t’le dire.
L’enfant entend la confidence, mais fronce les sourcils, déjà un peu trop âgé pour l’absurdité :
– Vous les cueillez?!
– Oui.
Monsieur Mirabeau se redresse fièrement sous l’importance de sa tâche. L’enfant réfléchit. Le vieux se sourit. Leur sourit. Paternellement.
– Où ça?
– Ici, bien sûr! Et là. Partout.
– Euh…
Monsieur Mirabeau cesse de sourire. Brusquement. Il se tourne vers le gamin. Durement.
– Évidemment. Pareil comme les autres!
Le vieux s’emporte, agite les bras :
– Tu les balaies, tu les ignores, tu les laisses s’accumuler, rouler, s’emmêler. Tu les écrases. Tu…
– NON! C’est pas vrai : j’les aime bien, moi, les morts!
L’enfant s’offusque : encore cette manie adulte! Et si lui ne se retrouvait pas dans cette uniformité imposée? Il argumente son individualité :
– Y a Mamie. Et mon chien Césaire. Pis y a ma p’tite sœur. Elle, j’l’ai jamais vue. Mais elle veille sur moi, y paraît!
Mirabeau lève la tête, regarde le petit homme : sourcils froncés, épaules contrariées. Il murmure, songeur :
– Ouais. Pardonne-moi. C’est juste que leur sort, tu comprends… y m’bouleverse!
– Leur sort? La mort? Mais… on va tous mourir, monsieur!
Une vérité. Il a sept ans, voilà. Il a sept ans et il offre la vérité à un homme qui en compte soixante-dix. Comme ça. Gratuitement.
– T’as raison, petit.
Mirabeau rigole. S’arrête, surpris.
– Mais c’est pas ça. Elle m’effraie pas, la mort dont tu parles. Eux non plus, d’ailleurs, ils avaient pas peur. Y pouvaient pas savoir, tu comprends?
– Savoir quoi?
– Que c’était ça, la vie après la mort. Qu’y se répandraient, se perdraient eux-mêmes.
– J’comprends pas.
– La poussière, bien sûr, la poussière! Les morts redeviennent poussière. Tu savais pas?
– J’pense que mes grands-parents disaient ça. Y paraît qu’y faut pas les écouter : maman dit que c’est des gens d’une autre croyance. Nous, on croit pas à ça.
– Bah… les croyances sont jamais complètement autres. C’est trop facile à dire, ça. Alors t’imagines, tous ces morts autour de nous… piétinés, foulés, broyés, aspirés… une tragédie!
– Et les vivants? Y comptent pas, les vivants?
– Pfeuh, les vivants… les vivants et leur indifférence… quand certains vivants sont pus là… les vivants deviennent coupables de vivre.
– Pis vous, vous allez faire le tour du monde pour les cueillir? Y paraît que c’est long… quatre-vingt jours! C’est écrit dans mon livre.
Le vieil homme éclate de rire. Se le permet.
– Le monde? Non, pas le monde : c’est trop grand. J’suis vieux, tsé. J’ai pus la force. Mais un p’tit bout. Chaque jour. Chaque semaine. C’est pas toujours facile : la pluie, la neige… Ça brouille mes morts! Comment tu veux que j’m’y retrouve? Je pense que j’ai dû m’tromper, des fois.
– Comment ça?
– C’est qu’y faut pas les mélanger! Prends les enfants, par exemple : sont trop tendres pour être enfermés dans une éternité adulte! Non, à chacun son enveloppe : les enfants, les femmes, les hommes, les amants.
– Mais… vous faites comment pour les r’connaître?
– Oh! y a une foule d’indices : la densité, le poids, la texture, l’odeur…
– Pis la poussière, là, sous le banc?
– Là? Tu m’prends pour un novice, ou quoi? C’est d’la vulgaire poussière, tout simplement, de la saleté!
– Ah bon…
– Je vais t’montrer.
Le vieux trouve une petite zone poussiéreuse précise, sur la bordure supérieure d’un cadre de métal entourant le dessin de quatre lignes colorées qui s’entrecroisent et s’interpellent. Il se hisse sur la pointe des pieds, hume l’endroit.
– Première chose à vérifier : l’odeur. Les morts, ça sent jamais l’humidité. Ça sent… le temps!
– J’sais pas c’que ça sent, moi, le temps.
– Tu sais c’est quoi, un grenier?
– Ben oui, y en a un chez Papi!
– Ben le temps, tu vois, ça sent ça : la même chose que dans un grenier.
– Ah… ben d’abord, moi, ça m’fait éternuer, l’ temps!
– C’est parce que t’es encore jeune. Après, faut toujours vérifier le poids. Ici, c’est pas facile. Pour te pratiquer, tu peux commencer chez toi, dans ton salon…
– Y a des morts dans mon salon?!
– J’te l’ai dit : y en a partout! Donc, c’que tu fais, tu t’approches d’une fenêtre une journée pleine de soleil, tu trouves de la poussière pis tu souffles doucement. La poussière des morts s’envole toujours : tu vas la voir s’enrouler dans les rayons du soleil. Ici, faut être habitué. Je prends un peu de poussière sur le bout du doigt, comme ça, tu vois, pis j’la roule avec le pouce. La poussière des morts est très petite, des grains tout fins, mais y en a toujours beaucoup au même endroit. Avec tout ça, tu sais à peu près. Déjà, apprendre à reconnaître les morts, c’est un bon début. Pis si tu t’pratiques, tu finis par faire la différence entre les morts entre eux. Celui-là, tu vois, c’t’un homme. Un clochard.
D’un geste solennel, il récolte la poussière dans son mouchoir. Puis il ouvre son manteau, prend une pile d’enveloppes, en choisit une et y dépose précautionneusement son mort. Il est observé. Il est observé par des yeux qui prétendent faire toute autre chose, des yeux hypocrites, qui ne veulent pas voir mais ne peuvent s’en empêcher.
Il en a l’habitude. Malgré tout, il réprime une envie de leur tirer la langue.
– Vous allez faire tous les wagons comme ça?
– C’est le quatre-vingt-troisième, aujourd’hui.
L’enfant ouvre grand les yeux, impressionné.
– C’est rien. Le plus long, c’est les bibliothèques. Tous les rayons, tous les livres… mais aujourd’hui, j’suis trop fatigué.
Il soupire.
– Tiens, c’est ta station.
L’enfant s’étonne :
– Vous m’connaissez?
– J’suis souvent ici, petit. Très souvent. J’me souviens, c’est tout.
L’enfant sort, s’arrête, se retourne. Il fait un pas vers la porte. Qui se referme. Il lève la main, salue. Le métro s’agite et l’enfant regarde, touché, ce vieil homme qui ne s’en va nulle part. Mais monsieur Mirabeau est déjà loin, perdu dans les souvenirs d’une femme, d’une seule, valise à la main. C’était ici, la première fois. C’était ici, la seconde. Avait-il su lui avouer combien il l’avait attendue, après la première fois? Combien il l’avait espérée, jusqu’à la seconde?



Le vieux referme la porte. Les étagères tremblent sous le choc. Des dizaines et des dizaines d’étagères, alignées contre le mur, pour entourer sa vie. Des dizaines et des dizaines de morts, pour meubler ses silences.
Il passe furtivement son doigt sur la cinquième tablette d’une étagère, à sa droite :
– Tiens, encore toi, Antoine! Vieux sacripant : toujours aussi fidèle!
Le vieux sort son mouchoir et récolte la poussière.
– Encore une enveloppe pour toi : c’est la cinquième ce mois-ci, Antoine. Tu vas épuiser mes réserves! Pauvre vieux… tu t’ennuies, hein?
Il constate :
– Moi aussi…
Le vieux referme l’enveloppe et se dirige vers la première étagère des hommes, lettre « A », après les « Anonymes ».
Au centre de la pièce, entre les étagères, une petite table. Le vieux s’y rend, y dépose son manteau et prend les morts de la journée. Il classe. Lentement. Par respect. Par lassitude, aussi. Son pas se fait lourd, au rythme des jours qui s’accumulent et ne se bousculent plus vraiment. Loin, près des montagnes, la porte d’une maison vide bat encore : il n’aurait pas su y retourner. Là-bas, le silence parlait trop fort : il ne savait pas l’habiter.
Monsieur Mirabeau termine sa tâche et revient s’asseoir à la petite table, fatigué.
Partout, je t’ai cherchée partout. Sous les chênes, sous les saules, sous les bancs de parc. Parmi les fleurs. Sur le sommet des montagnes. Dans les aéroports, dans les gares, dans les cinémas. Même dans tes livres préférés. Je t’ai cherchée. Toute ma vie jusqu’à te trouver et te perdre. Toute ma vieillesse pour te retrouver. J’ai trouvé des orphelins, des enfants, des leucémiques. J’ai trouvé des femmes, des belles, des frêles, des tempêtes. J’ai trouvé des hommes, des importants, des malheureux, des timides. J’ai trouvé des amants, des tendres, des tourmentés. Toute cette poussière… toute cette poussière et jamais la tienne! Jamais la fluidité de tes mouvements. Jamais l’odeur de ta peau mêlée de soleil.
Il passe sa main sur son visage flétri. Il se lève. Dans un recoin, derrière l’étagère des enfants, un matelas sur le sol, vers lequel il se dirige.
Demain, peut-être.
L’homme s’arrête. Reprend. S’arrête à nouveau.
Oui, demain.
Il fait quelques pas. S’arrête encore.
Mais peut-être les femmes comme toi ne se posent-elles jamais vraiment. Peut-être demeurent-elles en suspension dans l’air, pour nous effleurer, pour nous chatouiller, et de ce fait éclater de rire, de ce rire que je n’entends plus. De ce rire, mon amour…
Et monsieur Mirabeau se rend jusqu’à son lit, se couche et attend. Il attend un sommeil qui tarde et ne vient pas.



Le petit garçon entre dans le wagon et le cherche des yeux. Il s’approche de lui et chuchote, enthousiaste :
– Monsieur!
Un silence pour seul partage.
L’enfant tend le bras, secoue doucement la manche du vieux.
– Monsieur, réveillez-vous : vous allez laisser filer vos morts!
Devant le silence de l’autre, l’enfant s’impatiente :
– MONSIEUR! M’sieur?
Sur le sol gisent, étalées, des enveloppes comme autant de cercueils. Un amoncellement de poussière. Alors l’enfant comprend et fait la moue. Une tristesse un peu absurde l’étreint. L’étrangeté lui manque déjà.
– Quelqu’un? S’il vous plaît! J’ai besoin d’aide!
L’enfant demande. Et devant ces autres passagers, contemplant avec une concentration persistante les murs gris défilant derrière les fenêtres aveugles du métro, devant cette volonté de ne négliger aucun détail, pour ne pas entendre un appel à l’aide… Devant ces autres passagers, l’enfant, tout petit, et seul, l’enfant pressent soudainement un dégoût précoce pour l’humanité.
L’enfant soupire. Sur la pointe des pieds, il atteint le levier rouge, l’abaisse. Son regard tombe sur les enveloppes. Et voilà que c’est irrépressible : il se penche et les ramasse pendant que le métro, tranquillement, ralentit sa course, s’arrête... attend.

Puis le petit garçon lève les yeux à l’entrée de l’homme en uniforme, s’accroche à cet espoir :
– Par ici, monsieur!
– Bon, qu’est-ce qu’y a, encore?
– C’est le cueilleur de morts, monsieur.
Il indique le vieillard du bout du doigt. Il insiste :
- Y va se changer en poussière!
Il le regarde encore un instant, un adieu. Puis il s’enfuit en courant, les enveloppes bien serrées contre sa poitrine.





© Sarah Deschênes, 2003-2006

2 commentaires:

& a dit…

"... Un dégoût précoce pour l'humanité."

Simonac, celle-là... A me revient toujours pas. Je cherche encore mon "moment" équivalent.

Je trouverai bien !

Anonyme a dit…

BON DEPART