Un Désert de Gravats
© Sarah Deschêsnes
Il n’y a pas assez de lumière. Sous les semelles, quelque chose s’atomise à chaque pas. Le bout des souliers se couvre de poussière après quelques mètres seulement, mais sous cet éclairage faible, la souillure s’ignore encore.
La pièce est tout en haut. Un ancien grenier, peut-être. Grande? Il faudrait tourner l’interrupteur. Mais il y a quelque chose dans cette pièce… une respiration... une voix muette. Il faut ne rien troubler. Surtout, ne rien troubler. Peut-être même retenir son souffle. Peut-être cela vaudrait-il mieux.
Le fœtus est dans un coin, quelque part entre le foyer que l’on a condamné à se taire et l’alliance de ces murs dont le bout des doigts devine la texture étrange, la fibre du papier qui les habille. Craignait-on qu’ils aient froid?
Le fœtus est vieux, de cette vieillesse vaguement translucide et veinée. Une pâleur de plus dans cette pièce déjà morte. Un crâne de poivre et de sel. Des cheveux qui s’entremêlent pour être moins seuls. Quelque part entre ces mèches, une joue apparaît, que des poils courts et durs couvrent déjà, une négligence appelant la vie. Le dos s’appuie faiblement, le bas seulement, sur l’aridité des murs alliés. Les genoux sont appelés par le corps, appelés à disparaître, à être happés par un ventre maigre et vide. Contre ce ventre, pourtant, un objet enserré par des mains fines et sèches se laisse bercer. Le talon des pieds nus est appuyé sur le sol, la plante parfois un peu aussi, selon le mouvement. Ces pieds ont froid.
Le fœtus frémit un peu, un frisson sur cet épiderme mince pendant que se poursuit le bercement fragile. Le silence et pourtant pas : sous le soulier mal à l’aise, quelque chose se rompt avec un craquement qu’exagère l’instant. Puis une voix humide, humide de bave et de larmes, s’élance, fracassée :
— C’est la terre, tu comprends. C’est elle. Je la caressais, je la dessinais, je l’élevais, je… Je la goûtais, la terre. Elle était entre mes mains et je la goûtais à travers elles. C’est la terre, c’est la terre. De la terre partout, j’en ai mis partout. Des pots et des pots, comme si cette maison s’effrayait du vide. Mais c’était pour la terre, tu comprends. Les vases, je ne m’en souciais guère. C’était l’union, c’était mes mains contre cette terre. C’était tellement beau. Elle était si fraîche et mes mains, elles, étaient si chaudes. Je… je voulais la réchauffer. Je l’inclinais, je la façonnais, je l’élevais, elle éclatait. C’était notre histoire. Je ne l’apprivoisais jamais complètement et c’était ça, tu vois, c’était ça. C’était ça, ces vases sur les tablettes, dans les bibliothèques, sur les tables, au pied de chaque porte. C’était seulement ça.
L’étau se resserre contre le ventre vide. Le mouvement devient frénésie. L’objet éclate. Quelques pièces glissent sur la hanche et tombent sur le sol. L’homme cesse brusquement de se bercer. Une pause. Il déploie son corps. Un regard. Sur son bas-ventre s’amoncellent les fragments du tout. Une seconde. Du revers de la main gauche, il balaie l’ensemble. Il en a l’habitude. Ensuite, il tourne la tête. Entre ses lèvres entr’ouvertes, des aiguilles de salive se fracassent et se recréent. L’image est fugace. L’homme étire la main, vive, saisit un objet. C’est fait : il se berce à nouveau. Et à nouveau cette voix sans espace :
— C’était ma vie, mais en même temps, ce ne l’était pas. C’était fusionnel, mais… c’était mon métier, cette terre. Seulement mon métier. Ma vie, toute ma vie, c’était autre chose. C’était elle aussi. Elle en faisait partie. Elle… tu te souviens, n’est-ce pas? Elle était belle quand elle riait. Pas seulement quand elle riait, bien sûr, mais quand elle riait aussi. C’est ma faute. Je ne savais pas. Je l’ai entourée de terre. J’en avais mis partout, dans cette maison. J’ai dû l’envahir. Elle ne supportait pas d’être enfermée. Je ne comprenais pas… Je ne voyais que de la terre, que de la terre… et elle, elle était enterrée.
Un arrêt dans la mécanique qui se froisse. Un sanglot. Sur le menton, entre quelques cheveux, une larme hésite devant la chute.
— C’est ma faute. C’est cette terre. Elle devait être jalouse, jalouse à en tuer. Elle a dû… chercher à l’étouffer, à l’envahir. Elle était tellement vivante, tellement fluide. Je ne sais pas… je ne sais plus…Ça doit être ça. Sinon, sinon je ne comprends pas. C’est la terre qui a dû se venger d’elle. Moi, je tournais. Je tournais comme un imbécile. J’aurais dû savoir, pourtant, que c’était de la terre, que ce n’était que de la terre. Cuite. Que de la terre un peu morte, au fond.
Les fragments de terre cuite éclatent sous le decrescendo des pas qui fuient.
— Et maintenant… Maintenant, je reste là, je reste seul, seul au milieu… de ce qui ne parle pas. De ce qui ne dit plus rien.
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